Dans un ouvrage ultérieur, The Extended Phenotype 1982 (Le phénotype étendu), Dawkins étend son approche de l’organisme ou phénotype à de nombreuses autres structures qui résultent de l’action des gènes et contribuent à leur reproduction. Il évoque la famille (couple et descendants), le groupe social plus large, et toutes les superstructures créées par les sociétés, sociétés animales et surtout sociétés humaines.
C’est là qu’il introduit un concept qu’il a voulu nommer d’après un terme français, mais qui sonne très mal chez nous, le meme (en anglais, meme se prononce mime, comme dans dream. En français, on peut le prononcer maime, et l’écrire sans accent circonflexe. C’est ce que nous ferons ici, mais dans ce grave débat, d’autres autorités auront peut-être des vues différentes).
Pourquoi inventer le terme de meme, qui correspond en gros à ce que l’on pourrait appeler une unité élémentaire de culture ou de signification, par exemple un concept ou une idée? Parce que Dawkins a voulu montrer que nos sociétés évoluent sous la pression de la sélection darwinienne de ces memes, lesquels utilisent nos corps et nos esprits comme biotopes au sein desquels se reproduire et se diversifier. Quand nous pensons, quand nous parlons, nous ne le faisons pas du fait d’un improbable libre-arbitre, mais parce que certains memes nous ont envahis, ont pris le dessus sur ceux qui existaient dans notre tête auparavant, et se répandent par notre intermédiaire pour contaminer d’autres personnes ou d’autres groupes. Les memes sont au niveau sociétal des homologues – d’ailleurs lointains parce que très différents – des gènes au niveau biologique. La sélection darwinienne s’exerce à plein sur eux.
Les esprits forts diront en effet qu’ils ont depuis longtemps constaté que les hommes (eux-mêmes exceptés en général) et les groupes sociaux sont les propagateurs aveugles d’idées ou d’idéologies auxquelles ils ne comprennent rien, et qui les conditionnent de bout en bout. Le paradigme du meme présente l’avantage de donner quelques outils scientifiques à cette observation de bon sens, outils inspirés de la génétique.
On dira par exemple que le succès ou l’insuccès de la diffusion d’une idée ne tiennent pas à ce que celle-ci est une “bonne” ou une “mauvaise” idée, mais au fait qu’elle contient des composants, c’est-à-dire des memes, qui ont un non un pouvoir compétitif-attractif : faire peur, donner envie de quelque chose, éveiller l’instinct sexuel, etc. Les publicitaires et les politiques savent cela depuis longtemps d’ailleurs.
Comme les gênes, les memes proviennent d’un très lointain passé. Si beaucoup de gènes se révèlent aujourd’hui inadaptés ou inutiles à la survie des organismes dans le monde moderne, la plupart des memes présentent des inconvénients identiques. Ils convenaient bien à la survie des groupes de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs néolithiques (domination d’un chef, attachement au territoire, volonté de fonder des familles nombreuses), mais se révèlent nuisibles face aux besoins de la société de l’information ou du développement durable. D’une façon générale, les memes qui véhiculent des appels au “sens commun”, à la “morale”, à la “vérité” en se référant implicitement à ce que ces termes sous-tendaient dans les sociétés primitives, créent des inadaptations qui menacent de faire disparaître les groupes ou sociétés qui s’y réfèrent aveuglément.
De tels mêmes, d’ailleurs, soumis à la pression de sélection, mutent en laissant place à de nouveaux variants dont certains se révèlent mieux adaptés pour augmenter la “fitness” des organismes ou groupes qui en deviennent les porteurs.
Le monde des memes influence celui des gènes et réciproquement. Les gènes, responsables des organisations cérébrales le sont indirectement des memes produits par ces organisations, aux capacités computationnel les et imaginatives très différentes. Dans l’autre sens, les memes produisent des milieux plus ou moins favorables à la dispersion ou à la mutation des gènes. Une communauté monacale, par exemple, est particulièrement réfractaire à la dispersion des gènes de ses membres. On pourra lire sur ce point Suzan Blackmore, The meme machine.
Ceci dit, il n’est pas possible de pousser trop loin l’analogie entre gènes et memes. Gènes et memes se ressemblent dans la mesure où ils sont des réplicateurs affrontant la sélection naturelle pour accéder à des ressources naturelles finies, ou à des véhicules (les cerveaux humains en ce qui concerne les memes) en nombre limité. Mais le moteur de la réplication des gènes est la division cellulaire. Celui de la réplication des memes est beaucoup plus diffus. Il se trouve essentiellement dans la prédisposition au mimétisme, très répandu chez les animaux comme chez les hommes: mimétismes dans les comportements, mimétismes dans les langages…
Par ailleurs leur typologie est radicalement différente. Même si les gènes sont nombreux, au sein de milliards d’espèces vivantes, leur nombre et surtout leurs caractéristiques ne sont en rien comparables au nombre quasiment infini potentiellement et aux formes adoptées par les memes – qu’il s’agisse de concepts, de langages, de théories, de croyances, etc. De même, il est facile de modéliser l’évolution des gènes, ou d’intervenir sur elle. C’est l’objet de la génétique et, plus récemment, du génie génétique. Il faudrait toutes les ressources de toutes les sciences humaines, de tous les arts, de toutes les techniques de la communication, de la gestion et de l’exercice du pouvoir pour modéliser les combinaisons, recombinaisons, fusions, conflits, disparitions des mêmes.
La conséquence de cette différence est d’ailleurs que si la génétique est devenue une science, nul n’a encore essayé de créer une mémétique. Certains s’y essaient (pensons à la médiologie ou autres quasi-escroqueries intellectuelles analogues) mais l’objectif est loin d’être seulement susceptible de représentation claire.
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2000/dec/r_dawkins.html