Encore un super article passionnant avec pleins de concepts indispensables à une vision lucide du monde. La totalité en deuxième partie.
Le modèle de soi qui donne à un système cognitif toute sa puissance compétitive est différent. Il est doté d’une propriété qui lui ouvre au moins virtuellement des possibilités innombrables, celle de pouvoir contribuer à la formulation d’hypothèses s’affranchissant des expériences précédemment vécues par le système. C’est précisément en cela que réside la capacité du système cognitif, non pas de s’affranchir des déterminismes, mais de faire des hypothèses ne tenant pas compte des déterminismes déjà expérimentés et mémorisés.
Le fait que le modèle du soi propre au système cognitif échappe aux déterminismes linéaires et puisse formuler des hypothèses sur un mode presque aléatoire permet au cerveau d’abord, au corps tout entier du système cognitif ensuite, de se comporter dans le monde réel en machines à inventer. Le bénéfice en terme de compétitivité de l’émergence d’une telle propriété a été immédiat. Le cerveau du système cognitif, enrichi par le modèle (imaginaire ou halluciné) d’un soi pouvant librement imaginer de modifier le monde afin de le transformer a priori, est devenu un compétiteur redoutable à l‘égard des systèmes non cognitifs qui n’évoluent que beaucoup plus lentement et le plus souvent a posteriori seulement d’un évènement perturbateur.
Ces deux petits extraits m’ont poussés à la réflexion suivante : l’avantage de l’espèce humaine sur toutes les autres formes de vies connues est sa double capacité à transmettre un savoir sous forme de traditions et de remettre en question à chaque génération ces mêmes traditions. Ces deux facultés qui s’opposent et se complètent, la nouveauté devenant la tradition de la génération suivante, assurent une adaptation permanente des humains à leur milieu, même s’ils sont la cause des boulversements de leur environement.
Les systèmes cognitifs assemblés en SSC (super systèmes cognitifs) ont très vite, nous l’avons indiqué précédemment, exporté sur des réseaux de supports physiques externes à eux un certain nombre de représentations du monde, construites initialement dans les cerveaux des systèmes cognitifs individuels et s’étant révélées efficaces pour contribuer à la survie de ces systèmes. C’est ce mécanisme qui a donné naissance aux mémoires sociales les plus variées, depuis les mythes jusqu’aux programmes éducatifs enseignés dans les écoles. Si les contenus de ces mémoires ont été conservés et améliorés, ce n’était pas par ce qu’ils étaient vrais dans l’absolu (notion qui n’a pas de sens dans l’approche retenue ici) mais parce qu’ils étaient les plus propres à faciliter la survie des groupes et des individus qui s’y référaient. C’est ainsi que les mythes fondateurs, croyances religieuses et superstitions diverses sont apparus et ont continué à se développer du fait des références utiles à la survie qu’ils apportent aux systèmes cognitifs individuels et aux SSC. Ceci en dépit du fait que ces mythes, au regard des critères de la scientificité que nous allons présenter ci-dessous, ressemblent à des “mensonges ” ou tout au moins des illusions.
J’aime beaucoup cette explication de l’utilité des illusions! Cela parrait effectivement tellement logique!
Les contenus des mémoires scientifiques ne sont pas plus « vrais » au sens ontologique que ceux des mémoires mythologiques. Ils sont seulement plus efficaces puisqu’ils représentent la globalisation réutilisable par tous d’un nombre considérable d’expériences « réussies ». Autrement dit, ils contribuent à construire un monde que l’on pourrait dire scientifique ou rationnel qui se superpose au monde naturel et qui le modifie en permanence dans la mesure où la machine à inventer des SSC continue à fonctionner sur le mode de la production de contenus scientifiques.
J’ai envie de me revendiquer comme un représentationiste! Il n’existe pas de réel en soi. Seulement des représentations créées à partir de nos perceptions. On invente un modèle du monde qui nous sert d’environement d’interaction. Et l’on revoit ce modèle à chaque fois que nécessaire pour qu’il colle à à nos sensations. Ce processus nous permet de nous optimiser et améliorer nos chances de survie.
Les systèmes cognitifs sont en compétition les uns avec les autres. En simplifiant on dira qu’une première lutte pour la survie oppose les SSC scientifiques aux SSC privilégiant des représentations mythologiques. Vu l’efficacité des représentations scientifiques, on pourrait penser que les premiers l’emporteront inévitablement sur les seconds. Mais les connaissances scientifiques, bien qu’étendues, ne peuvent suffire à répondre à toutes les questions que les cerveaux des systèmes cognitifs se posent sur le monde. Donc, au sein même des SSC scientifiques persistent avec succès des représentations mythologiques dont s’inspirent beaucoup d’individus. Elles sont transmises tout naturellement par les langages, qui sont les vecteurs, non seulement des contenus de communication scientifique, mais de la prolifération d’entités informationnelles réplicantes n’ayant rien de particulièrement rationnel et que l’on désigne par le terme de mèmes.
Mais il y a un défaut à ce processus d’optimisation. Notre besoin d’avoir un modèle qui répond à toutes les questions nous pousse à croire à n’importe quoi plutot que d’admettre notre ignorance. C’est tellement simple et évident comme explication du fait religieux! Renforcé par notre mimétisme sociale, la modélisation a ses défauts qui vont à l’encontre de l’efficacité.
Par ailleurs et surtout, les corps et cerveaux des individus ou systèmes cognitifs individuels qui se regroupent au sein des SSC scientifiques ne sont pas entièrement dédiés à la construction de représentations scientifiques du monde. Quand il s’agit de corps biologiques (et non de corps artificiels), leurs héritages génétiques provenant de millions d’années d’évolution les laissent sensibles à des motivations qui peuvent venir en contradiction avec la rationalité scientifique (par exemple la défense exacerbée du territoire et la haine de l’autre considéré comme un rival). Au sein même de ceux des SSC que l’on pourrait globalement considérer comme des sociétés scientifiques ou technoscientifiques, les contenus de mémoire mythologiques réactivés en permanence par des héritages génétiques ou épigénétiques persistants depuis le fond des âges peuvent être bien plus nombreux que les contenus de mémoire provenant de la construction scientifiques. Les SSC à ciment principalement traditionaliste ou mythologique, dont certains sont aussi en partie des SSC scientifiques, sont finalement aussi puissants, en termes d’affrontement physique, que les SSC à ciment principalement scientifique. L’issue des conflits darwiniens pour la survie qui les oppose n’est donc pas prévisible.
C’est tellement vrai! Quand on voit de grands scientifiques de renom qui font appel au spiritualisme, à dieu ou même l’âme pour expliquer ce qu’ils échouent à comprendre, on voit bien à l’oeuvre ce mécanisme de modélisation.
Le monde des systèmes et des supersystèmes cognitifs. Conflits et coopérations. Vers le post-humain
par Jean-Paul Baquiast 20/03/2008
NB. Ce texte ne vise pas à la scientificité au sens habituel. Il s’agit plutôt d’un apologue scientifique visant à concrétiser une vision du monde et de la science à laquelle, d’une façon bêtement métaphysique (et darwiniste) “croît” l’auteur.
Appelons système cognitif (de l’américain Cognitive system) toute organisation biologique ou artificielle dotée d’un corps et d’un cerveau et capable de construire au niveau de son cerveau des modèles du monde incluant une image de lui-même (ou de soi). Le terme de système cognitif est préférable à celui de système conscient car ce dernier fait allusion à la conscience, propriété élusive pour laquelle aucune définition opérationnelle ne peut être retenue. Le terme cognitif, au contraire, implique que le système a la connaissance de quelque chose dont l’importance est telle qu’elle permette de le différencier de tous les autres systèmes.
Le système cognitif
Est-ce le modèle du monde qui est ce “quelque chose” dont le système cognitif a connaissance? Pas seulement. Rappelons que tout système biologique ou artificiel doté d’un corps et d’un cerveau, en interagissant par ses organes d’entrée-sortie avec son environnement, identifie dans celui-ci, sur le mode essais et erreurs, des constantes qui pour lui représentent le monde. Ces constantes sont mémorisées dans la mémoire du système et constituent le modèle du monde auquel il se réfère lors de ses actions ultérieures. Ce modèle déclenche des actions en réponse quasi automatiques (stimulus-réponse), quand le système se retrouve confronté à des situations analogues à celles ayant fait l’objet d’une observation ou expérience dont les résultats ont été mis en mémoire.
Ce qui fait l’originalité du système cognitif est le fait que le modèle du monde dont il dispose est « habité », si l’on peut dire, par une représentation du système cognitif lui-même, que nous appellerons image de soi. La comparaison parfois faite avec un jeu vidéo est utile. Un système non cognitif, nous venons de le voir, dispose d’un modèle du monde présent en permanence dans sa mémoire. Il l’a construit progressivement par apprentissage en interagissant avec le monde extérieur. C’est l’équivalent du décor visible sur l’écran du jeu vidéo. Mais ce décor est vide. Un système cognitif, au contraire, dispose d’un personnage, ou avatar de lui-même, qui le représente en train d’interagir avec le monde. C’est le modèle de soi.
A quoi sert ce personnage ou modèle de soi ? Nous avons vu précédemment que le propre du cerveau associatif, dans les systèmes non cognitifs comme dans les systèmes cognitifs, est de construire des représentations du monde en élaborant, à partir des expériences précédentes conservées en mémoire, des hypothèses que le reste du corps se charge de mettre à l’épreuve. Ces hypothèses portent toujours sur l’effet positif ou négatif que tel élément du monde perçu par les sens pourra avoir sur la vie ou la survie du système tout entier. Prenons l’exemple d’un système non cognitif tel qu’un cheval non monté se déplaçant au galop sur un terrain varié comportant des haies. Le modèle du monde mémorisé dans le cerveau de ce cheval comporte, consécutivement à des expériences précédentes, deux catégories de haies, celles qui sont franchissables d’un bond et celles qui ne le sont pas. Lorsque le cheval se trouve en présence d’une nouvelle haie, son cerveau construit un modèle de cette haie à partir des informations visuelles qu’il en reçoit. Il compare ce modèle à ceux des haies déjà présentes en mémoire et procède à une hypothèse concernant la possibilité de la franchir ou non d’un bond. Le cerveau commande ensuite au corps de vérifier l’hypothèse qu’il vient de formuler : sauter ou se dérober. Le résultat de l’expérience, qu’il confirme ou infirme l’hypothèse, est enregistré. Il enrichit ainsi le modèle du monde dont dispose notre cheval
Nous avons dit que tous les systèmes, qu’ils soient ou non cognitifs, procèdent de même. Les systèmes non cognitifs le font systématiquement et les systèmes cognitifs par défaut, quand ils fonctionnent en mode non cognitif, ce qui est le plus fréquent. Mais quand le système cognitif bascule en mode cognitif, que se passe-t-il ? Revenons sur l’exemple du cheval au galop, considéré comme représentatif d’un système non cognitif (ce qui était peut être un peu désobligeant pour cet animal, dont les capacités cognitives en remontrerait à beaucoup de cavaliers lambda). Dans le scénario retenu, son cerveau n’anticipe pas sur les évènements du monde extérieur. Il se borne à attendre que ceux-ci soient perçus par les sens et plus généralement, vécus par le corps. Ce sont ces perceptions qui déclenchent l’activité de formulation d’hypothèses caractéristiques du cerveau. Nous pourrions pour illustrer ceci nous placer dans la situation d’un apprenti pilote en cours de formation sur un simulateur de vol. Le simulateur, dans sa fonction la plus simple, se limite à faire défiler sur l’écran des scènes face auxquelles le pilote devra réagir, sans pouvoir anticiper sur le déroulement des évènements. Dans une approche de piste simulée, le simulateur se bornera à provoquer des turbulences auxquelles le pilote devra réagir pour corriger son assiette. Le pilote en ce cas ne se comporte pas véritablement comme un système cognitif. Les performances accomplies par son cerveau ne dépassent pas celles du cerveau du cheval précité.
La situation est toute autre quand le simulateur fait intervenir un avatar ou image de l’avion auquel le pilote peut donner des ordres. Il peut alors commander à son avatar d’accomplir telles actions au sein du décor, lesquelles provoquent des évènements en réaction qui ne se seraient pas produits en l’absence d’avatar. Dans un exercice d’appontage sur porte-avion, le pilote peut alors décider de se mettre en approche ou au contraire de reprendre de l’altitude. Nous sommes toujours dans la simulation, c’est-à-dire dans le virtuel. Mais les simulations ainsi réalisées peuvent être beaucoup plus variées que si elles se déroulaient séquentiellement. Elles peuvent aider le pilote à maîtriser le moment venu des situations en vraie grandeur qu’il aurait lui-même provoquées pour optimiser le déroulement de son vol. Evidemment, sur un simulateur de vol, c’est le cerveau du pilote qui joue le rôle de modèle du soi en se projetant dans l’avatar. Quelle est la nature du modèle du soi qui intervient dans les systèmes cognitifs ?
Tout système comportant un corps et un cerveau, qu’il soit ou non cognitif, acquiert un modèle de soi qui fait partie du modèle du monde construit par son cerveau. Mais le modèle de soi du système non cognitif n’est pas proactif. Autrement dit, il ne contribue pas, par des initiatives spécifiques, à la fabrication des hypothèses qui constituent l’activité principale du cerveau. Il fait partie, si l’on peut dire, du décor général dont le cerveau tient compte pour élaborer ses hypothèses. Le modèle du soi du système non cognitif est un modèle du corps, avec ses capacités mémorisées depuis les origines de la vie du système. Il a été construit par le cerveau du système non cognitif de la même façon que son modèle du monde, par apprentissage à partir des informations endogènes (provenant du corps). Un système faiblement cognitif, ou non cognitif, tel un insecte, « connaît » toujours exactement l’état de ses membres dans l’espace. Ces informations endogènes permettent à son cerveau de construire ce que l’on nomme parfois la conscience primaire de soi. Mais les informations correspondant à la construction de cette conscience primaire ne sont pas utilisées dans les hypothèses sur le monde auxquelles procède le cerveau en dehors des situations précises auxquelles le corps sera appelé à s’adapter. Le cerveau d’un système non cognitif, quand il perçoit l’existence d’une haie dans le monde extérieur, simule le saut compte tenu de ce qu’il a mémorisé des capacités saltatoires des jambes. Mais il ne va pas simuler par anticipation la réaction du corps à des situations qui ne se sont pas encore produites, tel que le saut imaginaire d’une rivière imaginée.
Le modèle de soi qui donne à un système cognitif toute sa puissance compétitive est différent. Il est doté d’une propriété qui lui ouvre au moins virtuellement des possibilités innombrables, celle de pouvoir contribuer à la formulation d’hypothèses s’affranchissant des expériences précédemment vécues par le système. C’est précisément en cela que réside la capacité du système cognitif, non pas de s’affranchir des déterminismes, mais de faire des hypothèses ne tenant pas compte des déterminismes déjà expérimentés et mémorisés. On connaît l’histoire (romancée) de la découverte des premiers outils par des hominiens en train de devenir des systèmes cognitifs à la différence de leurs cousins primates qui ne suivaient pas cette voie. Plutôt que rejeter les noix dont ils ne pouvaient casser l’enveloppe, ils ont entrepris de les casser avec des percuteurs de pierre. Ces hypothèses, mises en expérimentation par le corps du système cognitif, pouvaient échouer : l’hominien s’écrase un doigt et renonce, mais elles pouvaient aussi réussir.
Quand de telles hypothèses réussissent, le système cognitif s’est ouvert une marge d’action dans le monde extérieur qu’il n’aurait jamais découverte s’il était resté enfermé dans la chronologie des évènements s’imposant à lui. Si je m’imagine que je ne suis pas condamné à répéter indéfiniment les comportements anciens, avec leurs déterminismes bien définis, autrement dit si me suppose capable d’inventer un comportement nouveau tel qu’utiliser une pierre pour casser une noix, même si je n’ai jamais vu faire ce geste, il viendra bien un jour où je casserai effectivement une noix, augmentant ainsi mes chances de vie. Mais par quel terme traduire le fait de se supposer capable d’inventer un comportement nouveau échappant aux déterminismes anciens ? Dans la philosophie courante, on dira que c’est faire preuve de liberté.
Nous n’allons pas ici reprendre ce terme de liberté dont les implications métaphysiques empêchent de rechercher comment, dans l’évolution des systèmes cognitifs, des propriétés nouvelles favorisant l’invention créatrice ont pu être acquises par essais et erreurs au sein de systèmes en compétition pour la survie. Comment le cerveau du premier système cognitif aura-t-il généré l’image d’un soi capable de s’affranchir de certains déterminismes et d’expérimenter librement, hypothèse contraire à toutes les expériences faites jusqu’alors ? On retrouve là une question bien connue, celle de l’origine de la « conscience de soi » dans le règne animal ? Une explication relativement simple consisterait à dire que l’image d’un soi libre d’inventer pourrait n’être que la traduction, au niveau du cerveau associatif, d’un comportement très répandu y compris dans des espèces animales non réputées pour leurs aptitudes à la conscience de soi, qui est le jeu, l’exploration relativement « hors normes » du monde, auxquels se livrent les jeunes de nombreuses espèces, voire les cerveaux non matures d’espèces capables de conscience.
Mais l’hypothèse la plus vraisemblable fait appel à la vie de groupe. Un individu n’est jamais seul. Il est toujours membre d’un groupe plus ou moins important. C’est au sein de ce groupe qu’il se forme – en commençant par observer les comportements de sa mère. On considère généralement que ce sont des mutations apparues dans le cortex associatif de certains primates, sous forme de neurones miroirs (ou hypothèse analogue) qui ont permis, dans chacun des cerveaux individuels, d’associer et de construire par interaction l’image de l’autre et l’image de soi. Lorsque je vois quelqu’un d’autre que je considère semblable à moi cueillir un fruit pour le manger, je suis porté par empathie à faire de même. Ce faisant, je me crois libre de le faire puisque j’imite l’autre que je crois lui aussi libre de cueillir ou ne pas cueillir le fruit. Il ne me vient pas à l’idée que le geste de l’autre est entièrement déterminé. Par conséquent je ne me considère pas non plus comme déterminé lorsque je l’imite.
On voit que le cerveau du système cognitif a placé dans le modèle du monde qu’il s’est construit un modèle du soi ou avatar capable de prendre des initiatives échappant aux déterminismes inscrits dans le modèle du monde. Ces initiatives ne sont jamais totalement indéterminées, ce qui n’aurait pas de sens. Mais elles obéissent à des causes tout à fait extérieures au système, comme l’imitation de comportements ou phénomènes étrangers. Dès que dans le cerveau du système, le modèle du soi a pris (virtuellement) une initiative jamais prise jusqu’alors, le cerveau commande au corps d’expérimenter cette initiative dans le monde réel. Elle aboutira ou n’aboutira pas, mais dans les deux cas, le modèle du monde et le modèle du soi géré par le cerveau du système cognitif se seront enrichis.
Le fait que le modèle du soi propre au système cognitif échappe aux déterminismes linéaires et puisse formuler des hypothèses sur un mode presque aléatoire permet au cerveau d’abord, au corps tout entier du système cognitif ensuite, de se comporter dans le monde réel en machines à inventer. Le bénéfice en terme de compétitivité de l’émergence d’une telle propriété a été immédiat. Le cerveau du système cognitif, enrichi par le modèle (imaginaire ou halluciné) d’un soi pouvant librement imaginer de modifier le monde afin de le transformer a priori, est devenu un compétiteur redoutable à l‘égard des systèmes non cognitifs qui n’évoluent que beaucoup plus lentement et le plus souvent a posteriori seulement d’un évènement perturbateur. Les systèmes non cognitifs modifient certes le monde, mais sans faire appel au cerveau. Ils le font par divers mécanismes de mutation aléatoires liés à leur corps, dont certains réussissent et d’autres pas. Mais ils n’imaginent pas de pouvoir modifier le monde. Aucun circuit ne peut au sein de leur cerveau élaborer de telles intentions.
On n’oubliera pas cependant un point essentiel. Le modèle du soi généré par un système cognitif n’invente pas simplement au hasard, ce qui n’aurait pas de sens, comme nous venons de le rappeler. Il invente essentiellement à partir des informations et exemples visuels apportés par les autres individus du groupe. Mais il invente aussi (et peut-être surtout) à partir du modèle de soi acquis par le système dès sa naissance, informations endogènes venant des capteurs intérieurs qui renseignent sur les capacités du corps, informations mémorisées et disponibles en mémoire résultant des expériences précédemment vécues par le système. Ainsi, s’il me vient à l’idée d’imiter les oiseaux que je vois voler, je ne chercherai pas à procéder comme eux car mon système cognitif sait très bien que je n’ai pas d’ailes. Peut-être imaginerai-je de voler comme un oiseau, mais cette rêverie n’aura pas de suite pratique. Au contraire j’essaierai de mobiliser les ressources dont je dispose, individuellement ou dans le cadre du groupe, pour inventer des substituts au vol de l’oiseau.
Systèmes cognitifs et supersystèmes cognitifs
On considère généralement que l’individu humain adulte constitue une version particulièrement accomplie de système cognitif. Mais il en existe un certain nombre de versions moins élaborées dans le règne animal et, de plus en plus, sous forme artificielle, dans un nombre croissant d’entreprises travaillant pour la défense, essentiellement aux Etats-Unis.
Ceci dit, comme nous venons de le rappeler, ces systèmes, que nous pourrions nommer des systèmes individualisés, ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt. Ils n’auraient jamais pu apparaître et moins encore se développer sans les interactions permanentes qu’ils entretiennent entre eux au sein des groupes qui les réunissent. Nous pourrions considérer que lesdits groupes constituent en fait les véritables systèmes cognitifs, les seuls capables en tous cas d’agir sur le monde et d’y construire des environnements nouveaux. Nous appellerons donc ces groupes des supersystèmes cognitifs (SSC). Ce terme n’a rien d’original pour nous puisque dans la suite des propositions d’ Howard Bloom, nous avons depuis longtemps pris l’habitude d’identifier comme moteurs de l’évolution globale du monde un certain nombre se superorganismes dotés, comme des organismes individuels, bien qu’à une autre échelle, de corps et de cerveaux.
Mais ces superorganismes sont-ils tous des systèmes cognitifs, autrement dits des supersystèmes cognitifs? Non, puisque dans la plupart des cas, leur cerveau ou ce qui en tient lieu n’est pas capable de construire des modèles globaux du monde et moins encore d’y introduire des modèles du soi présentant le moindre caractère de proactivité. Nous devrons donc les nommer des supersystèmes non cognitifs (SSNC). On trouve de tels SSNC à tous les niveaux d’organisation. C’est le cas d’une termitière, c’est le cas d’une espèce animale répartie sur tous les continents, comme les bactéries et certaines espèces d’oiseaux. C’est enfin le cas, au niveau de complexité le plus élevé, de la Terre toute entière. Certains scientifiques avaient imaginé qu’existait un supersystème non cognitif global (baptisé Gaïa) doté de facultés d’autoréparation suffisantes pour lui permettre de résister à des agressions naturelles (par exemple chute de petit astéroïde, variations climatiques spontanées) et continuer à se développer de façon globalement régulée. Mais il apparaît aujourd’hui que faute précisément de disposer de capacités cognitives, les SSNC naturels, qu’ils soient petits, grands ou global (Gaïa), ne semblent pas capables de résister spontanément aux modifications agressives que leur imposent les SSC.
Les SSNC, bien qu’infiniment plus présents dans le monde que les SSC, ne génèrent pas en effet dans leur cerveau (quand ils en ont) d’images d’eux-mêmes ni d’ailleurs d’images du monde. Ils ne génèrent donc pas d’hypothèses sur le monde et sur leur soi. Leur cerveau ou ce qui en tint lieu leur sert seulement à la coordination locomotrice sur le mode stimulus-réponse/retard, en réaction aux évènements que l’évolution du monde leur impose. Ils peuvent apprendre à s’adapter aux changements du monde (principalement sur le mode des mutations génétiques réussies), mais sans pouvoir anticiper ces changements. Ils ne peuvent d’ailleurs pas s’adapter aux changements trop rapides ou trop importants. On dira, pour reprendre le terme précédemment utilisé, qu’ils ne sont pas proactifs.
Revenons aux SSC. Les premiers d’entre eux sont apparus dans le monde animal. Ils ont pris une grande extension au sein de l’espèce humaine. On considère généralement que les SSC biologiques se sont développés à partir des individus (individus humains dans le cas de l’espèce humaine). C’est une évidence dans la mesure où seuls les individus sont dotés de cerveaux. Mais les cerveaux eux-mêmes sont des constructions acquises génétiquement en conséquence des interactions entre individus au sein des groupes. Plus généralement, comme nous l’avons rappelé plus haut, ce sont les groupes ou sociétés qui ont permis, par l’imitation puis le langage, la mise en place au niveau du cerveau des individus des images du monde et de soi qui caractérisent les systèmes cognitifs.
Les SSC sont évidemment très nombreux et divers. Ils regroupent des individus associés par des modes de vie communs et un tissu plus ou moins dense et permanent de symboles langagiers externalisés, matérialisés et mémorisés au sein de réseaux physiques. Ces réseaux constituent, avec les individus qui y sont connectés, les supercerveaux des SNC. Ces supercerveaux, de même que les cerveaux individuels, hébergent des modèles du monde et des modèles de soi représentant le supersystème cognitif. Pour simplifier, on dira qu’ils assurent les mêmes fonctions que les cerveaux biologiques individuels, malgré leurs profondes différences anatomiques. Les SSC, dans l’espèce humaine ou dans les autres domaines où ils apparaissent (notamment dans le monde de la vie artificielle, sur lequel nous reviendrons ultérieurement) sont, du fait de leur nombre, de leurs différences et donc de leurs exigences de survie pouvant éventuellement s’opposer, en conflit darwinien permanent. Il n’y a là rien de surprenant ni même d’inquiétant. Le moteur de leur évolution, pour eux comme pour tous les systèmes biologique, est la compétition darwinienne pour l’accès aux ressources et le « contrôle du monde ». Cette compétition n’exclut pas, comme on le sait, la coopération et les symbioses. Sans cette compétition, ils ne pourraient pas devenir de plus en plus cognitifs.
Nous avons vu qu’à la naissance d’un premier modèle du soi a été l’imitation en miroir par le proto- système cognitif de l’activité d’un système non cognitif extérieur intériorisé comme un soi. Le fonctionnement de la machine à inventer caractérisant les systèmes cognitifs a toujours été alimenté depuis lors par les échanges, de compétition ou de collaboration, avec les autres systèmes cognitifs. Laissé à lui-même, le recyclage interne sans apport de l’extérieur finirait vite en effet par enlever toute dynamique aux capacités d’invention du système cognitif. Le relais du groupe est nécessaire. L’accroissement de taille des SSC par recrutement constant de nouveaux membres individuels, qui semble être un de leurs traits significatifs, s’explique pour cette raison d’efficacité. Plus on est nombreux, plus on innove. On le vérifie aujourd’hui dans le domaine des systèmes cognitifs non biologiques ou artificiels, qui apprennent d’autant mieux à modifier le monde qu’ils sont groupés en essaims.
Les systèmes cognitifs assemblés en SSC ont très vite, nous l’avons indiqué précédemment, exporté sur des réseaux de supports physiques externes à eux un certain nombre de représentations du monde, construites initialement dans les cerveaux des systèmes cognitifs individuels et s’étant révélées efficaces pour contribuer à la survie de ces systèmes. C’est ce mécanisme qui a donné naissance aux mémoires sociales les plus variées, depuis les mythes jusqu’aux programmes éducatifs enseignés dans les écoles. Si les contenus de ces mémoires ont été conservés et améliorés, ce n’était pas par ce qu’ils étaient vrais dans l’absolu (notion qui n’a pas de sens dans l’approche retenue ici) mais parce qu’ils étaient les plus propres à faciliter la survie des groupes et des individus qui s’y référaient. C’est ainsi que les mythes fondateurs, croyances religieuses et superstitions diverses sont apparus et ont continué à se développer du fait des références utiles à la survie qu’ils apportent aux systèmes cognitifs individuels et aux SSC. Ceci en dépit du fait que ces mythes, au regard des critères de la scientificité que nous allons présenter ci-dessous, ressemblent à des “mensonges ” ou tout au moins des illusions.
Une révolution est cependant apparue dans la production de ces mémoires collectives, révolution due elle aussi au hasard et conservée par la sélection naturelle du fait de l’efficacité de sa contribution à la survie des SSC. Il s’agit de la révolution apportée par la méthode scientifique. Un certain nombre de SSC, aux alentour de la période dite des Lumières, voire auparavant, dès le XIVe siècle européen, ont expérimenté (là encore par suite d’un hasard heureux) l’intérêt pour la survie de la pratique consistant à mutualiser toutes les représentations du monde présentant à la fois le caractère d’être efficaces en terme d’action sur le monde et celui d’être cumulables avec d’autres analogues. Une représentation du monde provenant d’un mythe est rarement efficace. Elle est encore moins cumulable avec d’autres car la variété des mythes, religions et autres créations de l’imaginaire est sans limite.
Les représentations dites par la suite scientifiques accumulées dans les mémoires scientifiques ont été générées par le travail d’un très grand nombre de cerveaux ayant appris par essais et erreurs l’efficacité :
1. des méthodes de formulation d’hypothèses dites déduction, induction et abduction ;
2. des méthodes de vérification d’hypothèses dites de la pratique expérimentale mutualisée ;
3. des instruments d’observation et d’expérimentation physiques prolongeant les appareils sensorimoteurs des « corps » des systèmes cognitifs ;
4. des outils logiques (mathématiques) et épistémologiques permettant de formaliser, rendre compatibles et critiquer les connaissances ;
5. de la mutualisation des connaissances assurée sur un mode universel à travers les années et les continents, même lorsque les systèmes cognitifs contribuant à l’oeuvre commune sont en compétition sinon en guerre les uns avec les autres.
Les réseaux numériques modernes constituent aujourd’hui un des meilleurs terrains, comme nous le verrons ci-dessous, de la mutualisation des représentations scientifiques et donc du développement des SSC scientifiques.
Les contenus des mémoires scientifiques ne sont pas plus « vrais » au sens ontologique que ceux des mémoires mythologiques. Ils sont seulement plus efficaces puisqu’ils représentent la globalisation réutilisable par tous d’un nombre considérable d’expériences « réussies ». Autrement dit, ils contribuent à construire un monde que l’on pourrait dire scientifique ou rationnel qui se superpose au monde naturel et qui le modifie en permanence dans la mesure où la machine à inventer des SSC continue à fonctionner sur le mode de la production de contenus scientifiques. Les formes de vie, d’intelligence et de conscience artificielle constituent les aspects les plus récents de cette production d’un « nouveau monde » ». Mais comme on le verra, elles sont sur la voie de pouvoir elles-mêmes se transformer en systèmes cognitifs autonomes, éventuellement sans coopération avec les systèmes cognitifs humains, ce que ne peuvent pas faire des SSC tels que « le monde de l’automobile » ou « le monde des énergies fossiles ». Des problèmes ou même des conflits de coexistence pourront en surgir.
Les conflits entre supersystèmes cognitifs
Les systèmes cognitifs sont en compétition les uns avec les autres. En simplifiant on dira qu’une première lutte pour la survie oppose les SSC scientifiques aux SSC privilégiant des représentations mythologiques. Vu l’efficacité des représentations scientifiques, on pourrait penser que les premiers l’emporteront inévitablement sur les seconds. Mais les connaissances scientifiques, bien qu’étendues, ne peuvent suffire à répondre à toutes les questions que les cerveaux des systèmes cognitifs se posent sur le monde. Donc, au sein même des SSC scientifiques persistent avec succès des représentations mythologiques dont s’inspirent beaucoup d’individus. Elles sont transmises tout naturellement par les langages, qui sont les vecteurs, non seulement des contenus de communication scientifique, mais de la prolifération d’entités informationnelles réplicantes n’ayant rien de particulièrement rationnel et que l’on désigne par le terme de mèmes.
Par ailleurs et surtout, les corps et cerveaux des individus ou systèmes cognitifs individuels qui se regroupent au sein des SSC scientifiques ne sont pas entièrement dédiés à la construction de représentations scientifiques du monde. Quand il s’agit de corps biologiques (et non de corps artificiels), leurs héritages génétiques provenant de millions d’années d’évolution les laissent sensibles à des motivations qui peuvent venir en contradiction avec la rationalité scientifique (par exemple la défense exacerbée du territoire et la haine de l’autre considéré comme un rival). Au sein même de ceux des SSC que l’on pourrait globalement considérer comme des sociétés scientifiques ou technoscientifiques, les contenus de mémoire mythologiques réactivés en permanence par des héritages génétiques ou épigénétiques persistants depuis le fond des âges peuvent être bien plus nombreux que les contenus de mémoire provenant de la construction scientifiques. Les SSC à ciment principalement traditionaliste ou mythologique, dont certains sont aussi en partie des SSC scientifiques, sont finalement aussi puissants, en termes d’affrontement physique, que les SSC à ciment principalement scientifique. L’issue des conflits darwiniens pour la survie qui les oppose n’est donc pas prévisible.
Une autre compétition, bien plus aiguë encore, est celle qui oppose les systèmes et supersystèmes cognitifs scientifiques entre eux. Le fait de se référer à des modèles scientifiques ou rationnels du monde ne leur garantit pas un comportement en permanence rationnel ou scientifique. S’appuyer sur des socles communs de connaissance ne les pousse pas nécessairement à coopérer pour accroître celles-ci. La compétition au niveau des représentations scientifiques va d’ailleurs de soi. Sans elle il n’y aurait pas de progrès des connaissances. Ces compétitions sont d’autant plus vives que, comme nous l’avons vu, les SSC scientifiques comportent aussi de nombreux héritages venant des SSC mythologiques et génétiques. Les SSC scientifiques s’affrontent donc pour tirer de leurs modèles scientifiques des applications, économiques et surtout militaires, propres à augmenter leur puissance.
Ces affrontements sont dangereusement à courte vue. Nous voulons dire par là que si les SSC scientifiques sont capables d’anticiper convenablement leur propre devenir, face aux adversaires qu’ils ont identifiés, ils sont incapables de mesurer les conséquences qu’auront leurs conflits sur le monde en général. Ils ne disposent pas en effet des informations suffisantes pour cela. Leur science n’a pas encore acquis la puissance nécessaire. Ceci tient notamment au fait qu’il n’existe pas, sauf de façon embryonnaire, de SSC universel, doté d’une vision globale du monde et d’un modèle de soi lui-même universel, qui puisse émettre des messages d’alerte. Dans ces conditions, on peut craindre que les compétitions entre SSC, même s’ils sont à dominante scientifiques, entraînent à brève échéance des conséquences catastrophiques, d’autant plus catastrophiques qu’elles mettront en œuvre des technologies d’inspiration scientifique.
En effet, les compétitions entre SSC, qu’ils soient ou non scientifiques, ne se traduisent pas seulement par des conséquences susceptibles d’entraîner soit la complexification et l’enrichissement de certains d’entre eux, soit la disparition de certains autres. Elles retentissent aussi sur l’évolution des supersystèmes naturels non cognitifs (SSNC). Ceux-ci, nous l’avons rappelé, n’ayant pas la possibilité de représenter leur soi d’une façon coactive, sont livrés si l’on peut dire passivement aux initiatives, généralement agressives pour eux, des SSC.
Inutile ici de rappeler qu’une compétition de plus en plus vive a opposé les SSNC aux systèmes cognitifs, ceci dès l’apparition de ces derniers, que l’on peut faire remonter à quelques millions d’année avant le présent. La diversité, l’omniprésence, l’ancienneté de l’histoire évolutive des systèmes non cognitifs (dont l’histoire a commencé il y a environ 4 milliards d’années) leur a longtemps permis de résister avec succès au déploiement des systèmes cognitifs. Mais aujourd’hui, vu la puissance acquise par les SSC scientifiques dans les 50 dernières années, on peut s’inquiéter des conséquences de l’affrontement. On risque de voir s’établir une nouvelle ère d’extinctions massives analogues, mais dues à d’autres causes, à celles déjà subies par la vie terrestre. Le nombre et la variété des systèmes non cognitifs « naturels » risquent de diminuer considérablement, mettant en danger l’écosystème terrestre.
Les combats que se livrent entre eux les SSC pour la maîtrise du monde seront, comme nous venons de l’indiquer, des facteurs aggravants majeurs dans la marche à ce désastre. On voit par exemple comment, pour soutenir les conflits qui les opposent, des puissances géopolitiques détruisent systématiquement les ressources naturelles de la planète, compromettant la survie d’innombrables espèces et d’équilibres vitaux, notamment ceux liés à la pureté de l’air et de l’eau. Les avertissements des scientifiques comme ceux des populations ne servent à rien face à la volonté de conquête malheureusement aveugle qui anime les chefs des Etats ou ceux des grandes entreprises.
De nombreux indicateurs scientifiques fiables, largement diffusés par les réseaux d’information, montrent que, depuis quelques décennies, l’action des humains, des technologies qu’ils développent et des superorganismes sociaux qui les déterminent, conduit à des désastres en chaîne. Ceux-ci pourraient provoquer l’effondrement des civilisations sous leur forme actuelle. Ces désastres sont dorénavant décrits et documentés: explosion démographique, épuisement des ressources, destruction de la biodiversité et des écosystèmes, conflits interhumains généralisés. Le dernier rapport de l’OCDE, publié en mars 2008, conduit aux mêmes conclusions, tout en rapprochant à 2030 au lieu de 2050 l’échéance du non retour.
On pourrait qualifier cette marche au désastre de suicide collectif accepté. En effet, comme indiqué ci-dessus, les messages d’alertes sont très nombreux et convergent, mais les humains, à titre individuel ou au sein des superorganismes qui les réunissent, ne veulent pas ou plutôt ne peuvent pas en tenir compte.
Les superorganismes sociaux, armés des technologies de plus en plus efficaces qu’ils développent, sont devenus des machines très puissantes se disputant la maîtrise de l’anthropocène. Chacun d’eux, nous l’avons dit, vise, aussi intelligemment que possible, son intérêt propre, mais ce faisant aucun d’eux n’est capable de prendre en considération la survie de la biosphère mise en danger par leurs stratégies égoïstes. Emportés par la compétition darwinienne, aucun de ces organismes n’est capable, malgré les avertissements des scientifiques et des philosophes, de se réformer pour assurer un développement global bénéficiaire à l’ensemble. Tout se passe comme si la devise de chacun était « Plutôt mourir que se contraindre ».
Ces superorganismes sont en général bien identifiés par la science politique et économique, de même que les processus et procédures grâce auxquels ils fonctionnent en interne et interagissent collectivement. Il s’agit des administrations publiques militaires et civiles (par exemple le Military Industial Congressional Complex aux Etats-Unis), des entreprises grandes ou petites, des groupements d’intérêt divers. On doit y ajouter les Eglises et organisations religieuses, les partis et les groupes de pression multiples. Ils présentent deux faces, une face ouverte et une face cachée. La face ouverte (overt en anglais) est révélée par leurs statuts, leurs politiques de communication et plus généralement leurs comportements visibles. Leur face cachée (covert) est de double nature. Elle découle de structures et comportements maintenus volontairement confidentiels, pour des raisons de compétition stratégique. Mais elle est aussi fonction de déterminismes sous-jacents échappant aux représentants de ces organismes et qui ne pourraient être analysés que par des recherches scientifiques dotées d’outils d’investigation dont elles ne disposent pas encore pleinement. Ainsi les déterminismes génétiques et culturels déjà évoqués plus haut, qui fondent l’attachement au territoire, le rejet de l’autre et les pulsions soit altruistes soit agressives.
Nous sommes là en présence de systèmes et supersystèmes cognitifs qui, bien que cognitifs, se comportent dans leur compétition comme des mécanismes physiques ou climatiques déterministes, sans modèle de soi suffisamment ouverts pour pouvoir tenir compte d’informations générales concernant l’état du monde. Ils ne disposent pas de suffisamment d’ouverture sur le monde pour construire des modèles de celui-ci et d’eux-mêmes capables de prendre en considération tous les critères.
Nous venons de rappeler à propos du mythe de Gaïa que, faute précisément de disposer de capacités cognitives, les systèmes non cognitifs naturels, qu’ils soient petits, grands ou à l’échelle de la planète (Gaïa), ne semblent pas capables de résister spontanément aux modifications agressives que leur imposent les systèmes cognitifs. Quant aux SSC scientifiques, ils n’ont pas encore atteint des tailles et des puissances leur permettant de prendre en compte les intérêts globaux que pourtant ils devraient défendre, au lieu de se combattre aux dépends de ces intérêts.
Apparition de supersystèmes cognitifs scientifiques ouverts
Qu’en est-il des individus composant les SSC ainsi en train de pratiquement se suicider ? Nous pouvons admettre en simplifiant beaucoup que les humains se répartissent en deux groupes. La majorité d’entre eux ne perçoit pas les dangers ou ne juge pas possible d’agir efficacement pour les prévenir. Beaucoup se consolent en pensant qu’une vie meilleure les attendra dans l’au-delà. Une petite minorité par contre essaye d’analyser les déterminismes auxquels ils sont soumis, afin de prendre les mesures les plus aptes à rendre l’avenir meilleur. Ils croient le faire volontairement ou librement. Mais ils sont en fait déterminés par des facteurs bénéfiques pour leur survie qui s’imposent à eux du fait de leurs statuts dans les groupes. Il s’agit notamment des contenus scientifiques et moraux tissant la représentation commune du monde générée par la coopération de leurs cerveaux au sein de ce que nous appellerons pour faire simple la démocratie citoyenne. On peut penser que le développement proliférant spontané des STIC, qui marque l’évolution du monde actuel vers une phase que certains ont appelé la Singularité pourrait favoriser leur regroupement et le renforcement de leurs pouvoirs politiques.
Face aux risques d’effondrement du supersystème non cognitif Gaïa, du fait des compétitions destructrices entre SSC incapables de prendre la mesure des conséquences globales néfastes de leurs agissements, ne verra-t-on pas naître spontanément des mécanismes correcteurs ? Il en est certainement un qui est en train de se mettre en place. La preuve en est que nous en parlons, ceci parce qu’il commence à prendre forme, par un mécanisme de mutation adaptative s’exerçant au niveau de certains SSC (dont font partie l’auteur de cet article comme sans doute la plupart de ses lecteurs). Il s’agit d’une véritable « émergence », celle de la mise en réseau d’un certain nombre de cerveaux et de corps appartenant à des systèmes cognitifs humains individuels ou associatifs profitant du développement spontané, proliférant, des STIC (sciences et technologies de l’information et de la communication). Aucune volonté supérieure n’a décidé de la création de ces réseaux. Il s’agit d’un phénomène évolutif spontané, analogue à la formation d’autres réseaux, tels que les réseaux bactériens, qui profitent eux-aussi, sinon des STIC, du moins des échanges physiques liés à la globalisation.
Ces réseaux de systèmes cognitifs commencent à constituer des SSC transversaux qui se superposent aux réseaux fermés des SSC verticaux. Les systèmes cognitifs individuels qui sont reliés par eux sont comparables aux neurones d’un cerveau global qui s’étendrait progressivement à travers le monde. Même s’ils ne perdent pas les liens verticaux avec le SSC auxquels ils appartiennent, ils acquièrent de nouveaux liens horizontaux entre eux, d’un supersystème vertical à un autre. Les STIC offrent évidemment un terrain favorable au développement de toutes sortes de SSC, qu’ils soient mythologiques ou scientifiques. Les STIC n’offrent donc pas l’assurance que des contenus scientifiques communs pourront se répandre à la surface de Gaïa, pour prendre en compte les intérêts de sa survie. En effet, elles facilitent aussi, comme on le sait, la prolifération de réseaux destructeurs de type terroriste agis par des représentations métaphysiques de monde. En dépit de cette ambivalence, le développement des STIC, accompagné de celui d’autres technologies émergentes, dites aussi nano, bio et cognotechnologies, constitue actuellement le seul facteur perceptible capable de contribuer à la mondialisation d’un SSC fédérateur dont Gaïa serait le corps. Ce facteur serait encore plus efficace si parallèlement les systèmes cognitifs humains changeaient progressivement de nature, adoptant un statut que nous qualifierons pour simplifier de post-humain.
Des supersystèmes cognitifs post-humains
Si les SSC verticaux peuvent être dits fermés sur eux-mêmes, les SSC horizontaux qui se créeront spontanément, grâce notamment aux STIC, pourront être dits ouverts, surtout s’ils se réfèrent à des contenus ou modèles scientifiques du monde et d’eux-mêmes. La science, nous l’avons dit, possède en effet la propriété, unique à ce jour sur la planète, d’être inductive, expérimentale, instrumentale, cumulable et collectivisable. Sous ses formes les plus récentes et les plus ambitieuse, elle peut être qualifiée d’hyperscience. Les SSC qui se référeront aux versions les plus ouvertes de cette hyperscience devraient donc pouvoir recruter de nouveaux membres dans toutes les parties du monde. Dans une vision optimiste de cette évolution, on pourrait admettre que s’ouvrirait alors une opportunité évolutive de grande portée. Il s’agirait de la construction du supercerveau qui manquait au supersystème non cognitif Gaïa, le transformant en un ensemble de SSC en symbiose, lequel ensemble serait doté notamment d’une représentation de soi globale. Dans ce cas, on pourrait espérer que cette représentation de soi générerait des hypothèses dont certaines, en cas de succès, pourraient contribuer à la sauvegarde de Gaïa. Les systèmes cognitifs individuels qui participeraient à la fois aux SSC verticaux fermés et au SSC horizontal ouvert pourraient faire remonter au sein des systèmes verticaux des informations relatives aux risques que ces derniers font courir à l’ensemble en refusant de prendre en compte les impératifs de survie de Gaïa.
On voit que la clef de cette évolution salvatrice limitant les effets d’une compétition aveugle entre SSC verticaux seraient des systèmes cognitifs individuels jouant le rôle de passeurs entre le vertical fermé et l’horizontal ouvert. Ils le feront d’autant plus aisément qu’ils subiront des évolutions leur permettant, sans les nier entièrement, de s’affranchir des adhérences les plus pénalisantes à leurs SSC originels et d’acquérir de nouvelles qualifications les rendant aptes à s’intégrer à des SCC horizontaux ouverts. Concrètement, si ces systèmes cognitifs individuels sont des humains, ils devront les plus pénalisants et archaïques des déterminismes génétiques et culturels qui les enferment dans leurs groupes et les empêchent de s’ouvrir à des perspectives plus larges. Ils devront acquérir de nouvelles propriétés, de type technologiques mais aussi intellectuelles et morales, les rendant aptes à la coopération et à l’invention en réseau ouvert. Autrement dit, on pourrait dire, en reprenant une terminologie de plus en plus utilisée, que ces nouveaux humains devront devenir des post-humains. Ils s’affranchiraient d’un certain nombre des héritages génétiques et culturels des humains traditionnels et pourraient acquérir, grâce aux nombreuses « augmentations » rendues disponibles par l’évolution technologique, de nouvelles capacités fonctionnelles, tant sur le plan des performances physiques que mentales.
Si dans le même temps des systèmes cognitifs artificiels se sont développés et sont entrés en compétition avec les post-humains, il y a tout lieu de penser que cette concurrence aura des effets favorables. Elle pourra prendre la forme de coopérations réussies ou de symbioses unissant les représentants des deux catégories de partenaires, systèmes cognitifs humains d’une part, systèmes cognitifs artificiels d’autre part (sur le modèle de celui proposé par Alain Cardon). Une nouvelle sorte de SSC mixtes, biologiques « augmentés » et artificiels, en résultera, dont les capacités à prendre en compte les intérêts de survie de Gaïa seront considérablement accrues.
Evidemment, la compétition entre les systèmes biologiques et les systèmes artificiels n’aboutira pas nécessairement à des symbioses favorables. Elle donnera nécessairement lieu aussi à des conflits destructeurs, illustrés dans la littérature de science fiction par le thème des guerres entre robots et humains. Mais par définition, ces conflits étant destructeurs élimineront les systèmes individuels humains ou robotiques incapables de coopérer et laisseront survivre ceux capables de coopérer. Des post-humains augmentés ou des robots humanisés y laisseront la vie. Mais d’autres survivront dotés des qualités conjuguées des uns et des autres. Il n’y aura rien d’original à cela. C’est bien ainsi que, dans le monde biologique ayant dominé la Terre jusqu’à ces derniers siècles, des espèces vivantes que rien ne prédestinaient à s’entendre ont, de conflits destructeurs en conflits destructeurs, fait apparaître des espèces symbiotiques nouvelles, enrichies des qualités des individus ayant trouvé la voie de la coopération au lieu de celle de la destruction mutuelle.
© Automates Intelligents – 25/04/2008
Je rajoute un petit extrait sur l’émergence tiré d’un autre article tout aussi interessant (http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2005/juin/laughlin.html).
Dire que le tout ne peut être déduit de ses parties, c’est vraiment quelque chose contre intuitif pour mon esprit cartésien. Comme quoi le formatage scientifique scolaire est puissant. Mais du coup ça ouvre des perspectives extraordinaires!
“L’émergence remet en cause le primat du réductionnisme. Celui-ci inspire au contraire la M. Théorie ou théorie du Tout, puisqu’elle vise à donner en quelques équations les recettes permettant de reconstruire notre univers dans tous ses états, si l’on peut dire. La M.Théorie repose sur le postulat qu’en analysant les entités complexes de ce monde, par exemple les atomes, on peut en extraire les éléments fondateurs qui permettront ultérieurement de reconstruire ces entités complexes ou de les modifier. Il s’agit donc d’une démarche réductionniste analytique, conforme à ce que proposait Descartes : réduire le tout à ses parties, pour mieux le comprendre. Mais pour un nombre croissant de physiciens, il s’agit d’une entreprise vaine, reposant sur une erreur de conception fondamentale. David Deutsch (voir notre article) avait déjà constaté que la physique théorique, à elle seule, n’était pas capable d’expliquer la génération de complexité correspondant à l’apparition de la vie ou des grands systèmes cognitifs collectifs propres aux sociétés humaines modernes. Il fallait trouver un autre paradigme explicatif. Depuis les travaux fondateurs de Stuart Kauffman (At Home in the Universe, the Search for Laws of complexity and Organisation, 1996), on sait aujourd’hui que ce paradigme existe, c’est celui de l’émergence. Il peut être formulé d’une façon qui d’ailleurs n’est simple qu’en apparence : le Tout ne peut être déduit des parties. En forçant le trait, on dira que la théorie de l’émergence prend acte de l’échec de la pensée scientifique traditionnelle, analytique et mathématique. L’émergence n’explique pas tout, loin de là. Elle ne permet pas en général de comprendre pourquoi tel phénomène complexe apparaît. A fortiori elle ne permet pas de prévoir comment évoluera ce phénomène. Elle permet seulement d’affirmer que cette apparition n’est pas due à un miracle mais qu’elle relève d’un processus physique. Elle est un peu comparable en cela à la théorie de la sélection darwinienne en biologie. La diversification des espèces s’explique en général par la sélection darwinienne, mais le détail de celle-ci comme la façon dont l’évolution se poursuivra à l’avenir ne peuvent être explicités par ce principe général. Ils ne peuvent qu’être constatés a posteriori. “